Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/47

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quoique un peu féodal dans ses opinions, selon l’expression du prince B…, personnage bien connu, une des lumières du monde bureaucratique à Saint-Pétersbourg.

Il était venu passer deux mois de congé dans le gouvernement de S… pour s’occuper de la gestion de ses biens, c’est-à-dire « pour faire peur à l’un et serrer les pouces à l’autre. » Sans ces procédés-là, rien pourrait-il marcher ?

« Je me figurais trouver ici Boris Andreïtch, » dit-il en se balançant agréablement sur ses pieds, puis en regardant brusquement de côté, à l’instar d’un très-puissant personnage.

Mme Sipiaguine fit une légère moue.

« Sans cela vous ne seriez pas venu ? »

Kalloméïtsef se renversa en arrière, tant la question lui parut injuste et peu motivée.

« Oh ! madame, s’écria-t-il, oh ! comment peut-on supposer ?…

— Alors, très-bien ; asseyez-vous. Boris Andreïtch sera ici tout à l’heure. J’ai envoyé une calèche à la station. Un peu de patience, vous allez le voir. Quelle heure est-il ?

— Deux heures et demie, dit Kalloméïtsef, tirant de la poche de son gilet une grosse montre d’or émaillée qu’il tendit à Mme Sipiaguine. Avez-vous vu ma montre ? C’est un présent de Michel… vous savez… le prince de Serbie… Obrénovitch. Voilà son chiffre, tenez. Nous sommes grands amis, lui et moi. Quel charmant garçon ! Et avec cela, une main de fer, comme il convient à un gouvernant. Oh ! il ne plaisante pas ! no-o-o-on ! »

Kalloméïtsef s’allongea dans son fauteuil, croisa les jambes, et commença à ôter tout doucement son gant de la main gauche.

« Ah ! si nous avions un homme de cette trempe dans notre gouvernement de S… !

— Eh quoi ! Qu’est-ce qui vous déplaît ? »