Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/63

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quelques paroles confuses ; non par timidité, mais parce qu’il n’était pas habitué à causer avec d’aussi brillants personnages. Mme Sipiaguine continuait à lui sourire, pendant que son mari approuvait d’un signe de tête protecteur… Kalloméïtsef, sans se presser, insinua son monocle rond dans son arcade sourcilière, et se mit à examiner cet étudiant qui se permettait de ne pas partager ses « inquiétudes ».

Mais ce n’était pas cela qui pouvait intimider Néjdanof ; au contraire : le jeune homme releva immédiatement la tête et soutint le regard du superbe bureaucrate ; et la même impression soudaine qui lui avait fait deviner en Marianne une amie, lui montra en Kalloméïtsef un ennemi.

Kalloméïtsef, lui aussi, eut la même impression ; il laissa tomber son monocle, se détourna, chercha une plaisanterie… et ne trouva rien. Seule, Anne Zakharovna, qui avait pour lui une vénération secrète, prit intérieurement son parti, et devint plus furieuse que jamais contre l’hôte malencontreux qui la séparait de Kolia.

La fin du dîner arriva bientôt. On passa sur la terrasse pour prendre le café. Sipiaguine et Kalloméïtsef allumèrent un cigare. Sipiaguine offrit à Néjdanof un régalia authentique ; mais le jeune homme refusa.

« Ah ! oui, s’écria Sipiaguine, j’oubliais ! vous ne fumez que vos cigarettes !

— C’est un goût assez curieux. » murmura Kalloméïtsef entre ses dents.

L’étudiant faillit éclater. Il avait envie de répondre : « Je connais très-bien la différence entre un régalia et une cigarette ; mais je ne veux rien devoir à personne ! » Pourtant il se contint, non sans inscrire au « débit » de son ennemi cette nouvelle impertinence.

« Marianne ! dit tout à coup à haute voix Mme Sipiaguine : ne fais pas de cérémonies avec monsieur ! va, fume ton paquitos ! d’autant plus, ajouta-t-elle en se