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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/122

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« Vous viendrez chez nous, n’est-ce pas ? À quoi bon rester ici à vous tourmenter ?

— Qu’entends-tu par me tourmenter ?

— Je veux dire que vous avez tort d’être comme vous voilà. »

Kharlof parut rêver. Enhardi par son silence, je résolus de le pousser à bout. N’oubliez pas que j’avais à peine quinze ans.

« Martin Petrovitch, m’écriai-je en m’asseyant à côté de lui, je sais tout, tout absolument ; je sais de quelle façon indigne on vous traite. Quelle situation pour vous ! Mais pourquoi perdre courage ? »

Kharlof ne dit mot ; il laissa glisser dans l’eau le bâton qu’il tenait. Et moi, quel homme d’esprit, quel philosophe profond je me croyais en ce moment !

« Certainement, repris-je, vous avez agi d’une façon imprudente en donnant tout à vos filles. C’était grand et généreux, et certes je ne vous en ferai pas de reproche ; par le temps qui court, la grandeur d’âme est chose rare ; mais si vos filles sont ingrates, votre rôle, à vous, est de répondre par le mépris. Oui, par le mépris, et non pas de vous abandonner à cette humeur noire.

— Laisse-moi, murmura Kharlof en grinçant des dents, et ses yeux, toujours fixés sur l’étang, s’enflammèrent de nouveau. Va-t’en !

— Mais, Martin Petrovitch…

— Va-t’en, dis-je, ou je te tue. »

Je m’étais tout à fait rapproché de lui. À ces derniers mots, je bondis de ma place.