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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/135

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Kharlof lui jeta un regard de travers. Jusqu’alors il n’avait point paru s’apercevoir de sa présence ; ce fut mon exclamation qui l’en avertit. — Prends garde, frère, dit-il d’une voix sourde : on saute, on saute, et on finit par se casser le cou.

Souvenir partit d’un éclat de rire. — Oh ! que vous m’avez fait peur, frère très-respectable ! Si du moins vous aviez peigné vos jolis cheveux ; car, s’ils viennent à sécher, ce qu’à Dieu ne plaise, on ne pourra plus jamais les laver ; il faudra les couper avec une faux… — Souvenir mit les poings sur les hanches. — Et vous voulez encore faire le bravache ? un ver nu, un mendiant ! Dites-moi plutôt où est maintenant ce toit dont vous étiez si fier ? « J’ai un toit, disiez-vous, un toit héréditaire, et toi, tu n’en as pas, de toit. » — Souvenir était comme enragé à répéter ce mot.

« Monsieur Bitchkof, lui criai-je, que faites-vous ? au nom du ciel ! — Mais lui continuait à jacasser et à gambader comme un singe autour de Kharlof. Et le maître d’hôtel ne venait pas, ni la femme de charge. Je m’effrayai : Kharlof, qui dans son entretien avec ma mère s’était calmé graduellement, et semblait même s’être réconcilié avec son sort, entrait de nouveau en fureur. Il respirait plus vite, les veines de son cou s’enflaient sous ses oreilles ; il agitait les mains, et ses yeux recommençaient à se mouvoir dans le masque sombre de son visage éclaboussé. Je menaçai Souvenir d’avertir ma mère ; mais on eût dit qu’un démon s’était emparé de lui. — Oui, oui, cria-t-il, respectable seigneur, voilà où nous en