Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/166

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avec une nuance de perplexité, comme s’il eût poursuivi en lui-même une triste pensée qu’il ne pouvait atteindre. Tout cela ne lui donnait pas une expression de hauteur ; il avait plutôt l’air d’un homme secrètement offensé. Il parlait fort peu, d’une voix enrouée, en bégayant et répétant ses paroles sans nécessité. Il n’employait pas en parlant les expressions bizarres qui sont propres aux fatalistes, — il n’y recourait que dans ses lettres ; son écriture ressemblait à celle d’un enfant. Ses chefs le regardaient comme un officier — « couci-couci », — mais pas trop capable et pas assez zélé. « Il est ponctuel, mais non soigneux », disait de lui un général d’origine allemande. Vis-à-vis des soldats, il était de même, « couci-couci », ni chair ni poisson. Il vivait modestement, selon sa position. À l’âge de neuf ans, il était resté orphelin ; son père et sa mère s’étaient noyés, à l’époque des crues du printemps, en traversant sur un bac la rivière Oka. Élevé dans une pension particulière, il avait compté parmi les élèves les plus lents de compréhension, mais les plus tranquilles ; selon ses goûts et par la recommandation d’un cousin, homme influent, il devint cornette dans l’artillerie à cheval de la garde, et subit, non sans peine, il est vrai, l’examen d’enseigne, puis celui de sous-lieutenant. Ses relations avec les autres officiers étaient assez tendues. On ne l’aimait pas ; on allait rarement chez lui, et lui-même ne voyait à peu près personne. La présence d’étrangers le gênait : il devenait aussitôt contraint, gauche… ; il ne tutoyait personne ; —