Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/168

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ses dents. Le chien, entraîné peu à peu, passa devant une rampe qui s’abaissait jusqu’au niveau de l’eau. Tout à coup Téglew, sans dire un mot, descendit la rampe, s’élança sur la mince couche de glace, tour à tour enfonçant et se dégageant, arriva jusqu’au chien, le saisit par la peau du cou, et, revenu sain et sauf, le déposa sur le pavé. Le danger qu’avait couru Téglew était si grand, son action si inattendue, que ses camarades en furent littéralement pétrifiés, et ne retrouvèrent la parole tous à la fois, que lorsqu’il appela un cocher pour rentrer chez lui ; tout son uniforme était mouillé. En réponse à leurs exclamations, Téglew dit d’un air indifférent que personne ne manque sa destinée, et fit signe au cocher de partir.

« Prends donc le chien comme souvenir, » lui cria un des officiers.

Téglew fit un geste insouciant de la main, et ses camarades s’entre-regardèrent avec un muet étonnement.

L’autre circonstance se présenta quelques jours plus tard, à une soirée de jeu chez le commandant de sa batterie. Téglew était assis dans un coin et ne prenait aucune part au jeu. « Ah ! si, comme dans la Dame de pique, de Pouchkine, une vieille femme m’avait dit d’avance quelles sont les cartes qui doivent gagner ! » s’écria un lieutenant, en perdant son troisième millier de points. Téglew s’approcha silencieusement de la table, prit le jeu, le coupa, et en disant : « six de carreau, » retourna le jeu. Le six de