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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/211

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L’Abandonnée.

certaine aménité agréable, quoique réservée ; il ne se perdait jamais dans des méditations ; il était content de tout ; par contre, rien n’avait le don de l’enthousiasmer. Un excès quelconque, même lorsqu’il s’agissait de sentiments généreux, le choquait :

« Mais c’est brutal, ceci, » avait-il coutume de dire alors, et en parlant de la sorte, il fermait à demi ses yeux rêveurs et haussait imperceptiblement les épaules. Quels yeux admirables possédait ce Fustow ! Ils exprimaient sans cesse l’intérêt, la bienveillance, le dévouement même, et je découvris beaucoup plus tard seulement que cela ne tenait qu’à leur coupe particulière, car cette expression leur restait encore quand Fustow avalait son potage ou allumait un cigare. Ses habitudes de propreté étaient devenues proverbiales parmi ses camarades : je dois dire qu’il avait eu pour grand’mère une Allemande ! La nature l’avait doué de plusieurs talents : il dansait dans la perfection, montait à cheval avec une extrême élégance et nageait supérieurement ; il menuisait, tournait, collait, cartonnait, découpait des silhouettes, peignait à l’aquarelle de petits bouquets de fleurs, ou Napoléon Ier, vu de profil, en uniforme bleu d’azur ; pinçait la cithare avec sentiment, savait force tours d’escamotage, et disposait de très-jolies connaissances en mécanique, en physique, en chimie ; — mais dans tout cela, il ne dépassait pas une certaine mesure. Il ne manquait d’aptitude que pour apprendre les langues étrangères, et, même en français, s’exprimait mal. Généralement, d’ailleurs, il parlait peu ; dans