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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/238

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L’Abandonnée.

pit : « Allons, bon ! encore du Beethoven ! » je n’eusse pas deviné le choix de Susanne. Comme je l’appris ensuite, elle joua la sonate appassionata en fa mineur, opus 57. Son jeu me frappa. Je ne m’étais point attendu à tant de force, à tant de feu, à un élan si hardi. Dès les premières mesures de l’allegro si énergique par lequel débute la sonate, je ressentis ce frisson pénétrant qui s’empare de l’âme lorsque la beauté, imprévue et irrésistible, la saisit et l’enlace. Je ne fis pas un mouvement jusqu’à ce que le morceau fût terminé ; à plusieurs reprises j’aurais voulu soupirer, mais un poids sur la poitrine semblait m’en empêcher. J’étais assis derrière Susanne et ne pouvais voir son visage ; je voyais seulement les boucles de ses longs et noirs cheveux bondir de temps à autre et toucher ses épaules ; sa taille élancée suivait parfois la course de ses coudes nus et de ses mains fines, qui glissaient sur le clavier, rapides, d’une façon un peu anguleuse. La dernière note avait retenti ; je repris haleine enfin. Susanne restait assise devant le piano.

« Oui, oui, observa M. Ratsch, qui d’ailleurs avait écouté attentivement, c’est de la musique romantique ! Elle est à la mode aujourd’hui. Mais votre jeu, pourquoi n’est-il pas pur ? Pourquoi frapper deux touches en même temps ? C’est bien cela : vous voulez que tout se fasse vite, très-vite ; il y a plus de feu. Du pain chaud ! du pain chaud ! » cria-t-il soudain, comme les marchands ambulants.

Susanne se tourna de trois quarts vers M. Ratsch,