Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/266

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
250
L’Abandonnée.

mot. Elle ne se plaignit jamais, quoique son être entier fût une plainte muette. Nous avions soin d’éviter tout sujet de conversation un peu trop sérieux. Ah ! j’espérais toujours qu’enfin sonnerait l’heure où elle s’expliquerait avec moi, ce qui me donnerait la possibilité de m’épancher avec elle, et nous procurerait un allégement réciproque. Mais les soucis quotidiens, son caractère irrésolu et timide, ses maladies, la présence de M. Ratsch, surtout l’éternelle question : à quoi bon ? la fuite du temps et de la vie qui glissent sans arrêt, sans que nous en ayons conscience, nous retinrent comme enchaînées par un charme.

Un coup de foudre mit fin à tout cela. Bien loin d’obtenir de ma mère quelques paroles qui auraient pu lever ce mystère si pesant, je ne reçus pas même son dernier adieu. Les seules circonstances qui soient restées présentes à mon souvenir, c’est d’abord l’exclamation de M. Ratsch : « Susanne Ivanowna, venez, votre mère veut vous bénir ! » Puis cette main pâle qui sort de dessous la lourde couverture, cette respiration pénible, ces yeux brisés… Ah ! assez, assez !

Et avec quelle angoisse, avec quel soulèvement intérieur, avec quelle curiosité douloureuse n’étudiai-je pas, le lendemain et le jour de l’enterrement, la physionomie de mon père. Oui, de mon père ! Dans le secrétaire de la morte, j’avais trouvé ses lettres. Il me sembla qu’il pâlissait, que quelque chose se réveillait en lui… mais non. Non ! Rien