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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/284

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L’Abandonnée.

encore aveugle et je puis lire moi-même ; mais le café offert par votre petite main me semblera meilleur, et je vous écouterai toujours avec plaisir au piano. » Dès lors, j’allais quotidiennement dîner au manoir. Je restais quelquefois dans le salon jusqu’à la nuit. Comme mon beau-père, j’avais trouvé faveur, mais la gaieté ne m’était pas venue.

Siméon Matveitch, je dois en convenir, me témoignait un certain respect, et pourtant il y avait quelque chose dans cet homme qui me répugnait et m’effrayait. Et ce quelque chose, je le lisais non dans ses paroles, mais dans ses yeux… dans ses yeux et dans son rire. Il ne me parlait jamais de mon père, son frère. Je crus m’apercevoir que s’il évitait ce thème, ce n’était pas seulement par crainte d’éveiller chez moi des idées et des prétentions ambitieuses, mais aussi pour un autre motif. Ce motif, je ne pouvais encore me l’expliquer clairement ; je ne pouvais pas davantage me rendre compte de l’embarras qui me faisait monter la rougeur au front… La fête des Rois fut le jour où le fils de Siméon Matveitch, Michaël Simeonitch, arriva.

Ah ! je le sens bien, il me serait impossible de poursuivre comme j’ai commencé ; ces souvenirs ont trop d’amertume ! Et en ce moment surtout, comment raconter avec calme… Pourquoi le cacherais-je ?… J’aimai Michel[1] et je fus aimée de lui.

De quelle manière cela se fit, je ne puis le dire

  1. La forme française de ce nom s’emploie en russe dans le langage familier. (N. du trad.)