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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/306

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L’Abandonnée.

et à attendre. À quoi n’aurais-je pas consenti pour lui obéir ? Cette lettre devint mon trésor, mon étoile polaire, mon ancre de salut. Souvent, lorsque mon beau-père m’accablait de reproches, quand il m’insultait, j’ai porté silencieusement mes mains à ma poitrine (j’y avais toujours la lettre dans un sachet), et je me suis contentée de sourire ; et plus il était furieux, plus je me sentais allégée et à mon aise… Enfin je lus dans ses yeux qu’il me croyait en train de devenir folle. Une seconde lettre suivit la première, elle me donna plus de bonheur, plus d’espérance encore… Michel parlait de me revoir sous peu.

Ah ! au lieu de se revoir… une matinée… je vois encore ce triomphe, cette joie maligne sur la figure de mon ennemi… Une feuille de l’Invalide à la main, il lut : « Le capitaine de la garde à cheval Michaël Koltowskoï, rayé du rôle de service pour cause de décès. »

Que pourrais-je ajouter encore ? Je restai vivante et je continuai à demeurer chez M. Ratsch. Il me détestait plus que jamais ; il m’avait trop bien montré la noirceur de son âme pour pouvoir me pardonner. Moi je restais indifférente à tout. Une insensibilité complète me gagna ; mon propre sort ne m’inspirait plus aucun intérêt. Me rappeler, penser à lui, c’était là ma seule occupation, ma joie unique.

Mon pauvre Michel était mort mon nom sur les lèvres. Je l’appris par un domestique dévoué, qui l’avait accompagné à la campagne. La même année,