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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/318

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L’Abandonnée.

dans mon opinion, son prestige lui serait resté ! — Don Juan aurait toujours été don Juan ! — Ce n’est que très-tard dans la vie, — et après mainte expérience profonde, que nous apprenons à entourer de notre sympathie un frère tombé ou surpris en flagrant délit de faiblesse, sans nous réjouir intérieurement de notre propre vertu et de notre propre force, mais avec humilité, sachant bien ce que toute faute humaine a d’involontaire et pour ainsi dire de fatal.

XXIII

J’avais mis beaucoup d’insistance à tâcher de décider Fustow à se rendre chez Ratsch ; mais lorsque vers midi je me mis moi-même en route… (mon ami ne voulut absolument pas m’accompagner ; il me pria seulement de lui rapporter un récit fidèle de tout ce que j’aurais vu) — lorsque, doublant un coin de rue, j’aperçus la maison mortuaire, lorsque la tâche jaunâtre d’un cierge à l’un des carreaux frappa mes yeux, je fus saisi d’une angoisse indicible… J’aurais mieux aimé alors revenir en arrière, Mais je surmontai ce sentiment et pénétrai dans le vestibule. Les parfums de l’encens et de la cire y imprégnaient l’air ; le couvercle du cercueil rose, avec une bordure argentée, gisait appuyé contre un coin. On entendait sortir de la pièce voisine, c’est-à-dire de la salle à manger, les prières murmurées par le bedeau, monotones comme le bourdonnement d’un taon captif.