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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/327

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L’Abandonnée.

Le matin aussi, ce même mot l’avait fait pleurer. J’ai observé bien des fois ce phénomène : certaines paroles, souvent tout à fait insignifiantes, mais enfin certaines paroles particulières, — qui seront précisément celles-ci et non celles-là, — ont la puissance de nous émouvoir, d’ouvrir en nous la source des larmes, de nous communiquer une sensibilité douloureuse pour les souffrances d’autrui comme pour les nôtres…

Je me rappelle encore la manière dont une paysanne que j’ai connue racontait la mort de sa fille ; cette mort avait eu lieu pendant le dîner.

Jamais la mère n’allait plus loin que la phrase suivante, où elle éclatait en pleurs : « Je lui demandai : « Que veux-tu, Thékla ? » et elle me répondit : « Mère, où as-tu mis le sel… le sel… le se… el ? » Le mot « sel » jetait la pauvre femme hors d’elle-même. — Les larmes que Fustow versait à présent ne me touchèrent pas plus que celles de la matinée. J’avais peine à comprendre qu’il ne cherchât point à savoir si Susanne ne lui avait rien laissé. Leur amour me parut une énigme : énigme il est resté pour moi.

Après avoir pleuré un petit quart d’heure, Fustow se coucha sur le divan, le visage tourné vers la muraille ; il se tint immobile ainsi. J’attendis quelques minutes ; mais, voyant qu’il ne bougeait plus et ne répondait pas à mes questions, je résolus de m’en aller. Peut-être lui fais-je tort, mais j’incline à croire qu’il s’était endormi. Cela ne prouverait pas, du