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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/329

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L’Abandonnée.

fusait le service par intervalles, à force d’agitation.

« Où donc a-t-on laissé les branches de pin ? vociférait-il. On va enlever le cercueil ! De la verdure ! Vite, ici ! » D’un bond, il rentra dans la maison. En dépit de ma ponctualité, j’étais arrivé trop tard, à ce qu’il paraît. M. Ratsch avait jugé utile de précipiter tout. On avait déjà dit l’office des morts ; les deux prêtres, dont l’un portait une kamilawka[1], tandis que l’autre marchait nu-tête, les cheveux soigneusement peignés et huilés, franchirent le seuil avec leurs bedeaux. La bière, soulevée par le cocher, deux hommes de peine et un porteur d’eau, passa ensuite. M. Ratsch venait derrière, touchant le couvercle du bout des doigts et répétant toujours : « Doucement ! doucement. Très-bien ! ça va très-bien ! » Puis s’avançait à petits pas pressés Éléonore Karpowna, en robe noire garnie de « pleureuses » ; ses enfants l’entouraient. Victor, en uniforme tout battant neuf, un crêpe sur la garde de son épée, arrivait le dernier. Les porteurs hissèrent en trébuchant le cercueil sur le corbillard ; les quatre soldats allumèrent leurs torches, qui se mirent aussitôt à pétiller et à lancer une fumée épaisse et noire ; une mendiante, venue là par hasard, commença des lamentations ; les bedeaux entonnèrent un cantique ; la neige se mit tout à coup à tomber plus serrée et à tourbillonner en l’air comme un essaim de mouches blanches, M. Ratsch s’écria : « En avant, avec l’aide de Dieu ! » et le funèbre cortége s’ébranla.

  1. Calotte en velours d’une forme particulière. (N. du trad.)