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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/337

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L’Abandonnée.

Elle plongea, cette âme… » Ici M. Ratsch se corrigea : « Elle s’immergea… » Il se reprit encore : « Elle immergea… »

« Père diacre ! mon très-vénéré ! ami de mon cœur ! » entendit-on chuchoter quelqu’un à voix basse, mais avec insistance, « on t’attribue un organe infernal ; fais-moi donc le plaisir d’entonner carrément : « Nous vivons dans des plaines libres ! »

— Chut ! chut !… Mais non ! Quelle idée ! fit-on de partout.

— Elle immergea toute sa famille, qui lui était si attachée, continua M. Ratsch en punissant l’ami de la chanson par un regard sévère ; elle nous immergea dans une douleur irréparable ! Oui, assurément, s’écria-t-il, le proverbe russe dit vrai : « Le sort nous brise comme du bois qu’on voudrait façonner sans l’avoir préalablement amolli, » comme dit notre brave paysan russe dans son langage pittoresque ; et quand il nous brise…

— Halte-là, messieurs ! cria subitement une voix enrouée à l’autre bout de la table ; on vient de me voler ma bourse !

— Ah ! coquins ! » piaula une seconde voix, et, paf ! on entendit le bruit d’un soufflet.

Grand Dieu ! que se passa-t-il à dater de cet instant ? On eût dit un ours qui, après avoir pendant quelque temps sourdement grogné, aurait brisé sa chaîne et se serait dressé tout à coup, la nuque hérissée, dans toute la férocité de sa force brutale. Il