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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/38

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Sophie me regarda froidement.

« Je crains que vous ne veuillez vous amuser à mes dépens. Mon confesseur me dit ce que je dois faire, et moi, j’ai besoin d’un guide qui me montre lui-même, par son exemple, comment on se sacrifie. »

Elle leva les yeux au plafond. Ce visage de jeune fille, avec cette expression de rêverie immobile, d’extase profonde et continuelle, me rappelait les madones de Raphaël…, pas celles de sa dernière manière, qui ont toutes mes préférences.

« J’ai lu quelque part, continua-t-elle sans se tourner vers moi et presque sans remuer les lèvres, qu’un grand seigneur voulut être enterré sous le seuil d’une église, afin que tous ceux qui entreraient le foulassent aux pieds… Voilà ce qu’il faut faire de son vivant… »

Boum ! boum ! tarararara ! Les instruments de cuivre retentirent.

J’avoue que notre conversation au milieu d’un bal était fort excentrique. Involontairement elle éveillait en moi des pensées… d’une nature entièrement opposée à la dévotion. Je profitai d’une invitation faite à ma dame dans une des figures de la mazurka pour laisser tomber notre discussion quasi théologique. Un quart d’heure après, je ramenais Mlle Sophie à son père, et le surlendemain je partis. Bientôt l’image de cette jeune personne au visage enfantin, à l’âme impénétrable comme le marbre, s’effaça de ma mémoire.

Deux ans se passèrent, et cette image se repro-