Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/47

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« L’innocent est-il encore ici ? lui demandai-je.

— Oui, il n’est pas encore parti. Mon gaillard est là sous la porte qui leur sert un plat de son métier. Il leur en compte de belles, il sait ce que cela lui rapporte. »

Mon domestique appartenait à cette classe de serviteurs éclairés dont Ardalion faisait partie.

« Et la demoiselle est avec lui ?

— Oui, elle fait aussi son service. »

Je sortis sur le perron et vis l’innocent. Il était assis au-dessous de la porte sur un banc qu’il tenait à deux mains, dandinant à droite et à gauche sa tête baissée comme une bête féroce en cage. Les touffes épaisses et crépues de ses cheveux allaient et venaient, ainsi que ses grosses lèvres pendantes, d’où sortait un murmure étrange et qui ne ressemblait pas à la voix humaine. Sa compagne cependant se lavait la figure à un seau suspendu près du puits. Elle n’avait pas encore remis son mouchoir de tête, et achevait sa besogne à quelques pas de la porte, se tenant sur une petite planche au-dessus de la mare au fumier. Je la regardai, et, maintenant qu’elle était tête nue, je frappai des mains d’étonnement. Sophie B… était devant moi ! Au bruit, elle se retourna et fixa sur moi ses yeux bleus immobiles, comme autrefois. Elle était bien changée. Le hâle avait donné à son teint une nuance uniforme de jaune rougeâtre, son nez s’était effilé, ses lèvres s’étaient rétrécies. Cependant elle n’était pas devenue laide, mais à son ancienne expression de rêverie et d’étonnement s’en