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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/53

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pectueuse, considérer le dos immense de Kharlof et ses épaules, semblables à des meules de moulin ; mais ce qui surtout me confondait d’admiration, c’étaient ses oreilles. Soulevées des deux côtés par ses énormes joues, elles me rappelaient, dans leurs longues volutes, ces grands pains de froment tordus et roulés, si connus en Russie sous le nom de kalatchi.

Été comme hiver, Kharlof portait une sorte de casaque en drap vert, serrée à la taille par une ceinture circassienne, et des bottes goudronnées. Je ne lui ai jamais vu de cravate : autour de quoi l’aurait-il attachée ? Il respirait lentement, lourdement, comme un bœuf, et marchait sans bruit. On pouvait croire qu’une fois entré dans une chambre il avait constamment la crainte de tout renverser, de tout briser ; il s’avançait avec précaution, de côté, et comme en glissant. Sa force herculéenne lui valait le respect de tous les environs. Des légendes s’étaient formées sur son compte. On racontait qu’un jour, rencontré dans un bois par un ours, il l’avait terrassé ; qu’ayant surpris dans son enclos aux abeilles un paysan qui venait voler ses ruches, il l’avait lancé par dessus la haie avec son cheval et son chariot ; et ainsi de suite. Pourtant Kharlof ne se vantait jamais de sa force. « Si ma dextre, disait-il, a été bénie de Dieu, c’est par la volonté d’en haut. » S’il était plein d’orgueil, ce n’était pas sa vigueur qui le lui inspirait, c’était sa naissance, sa position dans le monde, l’esprit et l’intelligence qu’il s’attribuait.