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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/56

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solument personne. « Qui peut me faire quelque mal ? Est-il un homme au monde qui en soit capable ? » demandait-il quelquefois, avec un éclat de rire très-bref, mais assourdissant.

Ma mère était très-difficile en fait de connaissances ; cependant elle recevait Kharlof avec une bienveillance toute particulière. Elle lui pardonnait beaucoup, car il lui avait probablement sauvé la vie une vingtaine d’années auparavant, en retenant sa voiture sur le bord d’un profond ravin où les chevaux étaient déjà tombés. Les traits et les harnais se cassèrent ; Kharlof ne lâcha point la roue qu’il avait saisie, quoique le sang lui jaillît sous les ongles. C’est ma mère aussi qui l’avait marié. Elle lui avait donné pour femme une orpheline de dix-sept ans qu’elle avait élevée dans sa maison ; quant à lui, il avait alors quarante ans sonnés. La femme de Kharlof était de très-petite taille ; on racontait qu’il l’avait fait entrer dans la chambre nuptiale en la portant sur la paume de la main. Elle ne vécut pas longtemps et lui laissa deux filles. Même après la mort de cette jeune femme, ma mère continuait à étendre sa protection sur Kharlof. Elle avait placé sa fille aînée dans la pension noble du gouvernement, puis l’avait mariée, et déjà elle tenait prêt un mari pour la seconde.

Kharlof était un bon agriculteur ; il avait arrondi les trois cents déciatines de son domaine, et les avait dotées des bâtiments nécessaires. Quant à l’obéissance de ses paysans, inutile d’en parler. Gros et