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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/62

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on le voyait roulant dans le voisinage et agitant crânement au-dessus de sa vieille casquette la main qui ne tenait pas les rênes, comme s’il eût dit : « Le monde est à nous ! » — Après tout, c’était un Russe.

Les hommes d’une grande force physique sont généralement flegmatiques ; Kharlof, au contraire, s’emportait facilement. Personne n’avait le don de le mettre hors de ses gonds à l’égal du frère de sa défunte femme, un certain Bitchkof, être bizarre, moitié parasite et moitié bouffon, qui vivait chez nous et qu’on avait, dès sa plus tendre enfance, surnommé Souvenir ; de sorte qu’il était Souvenir pour tout le monde, même pour les domestiques, qui se contentaient d’ajouter à ce sobriquet son nom patronymique de Timoféitch. Je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Cet être chétif, que tout le monde se croyait en droit de mépriser, et auquel manquaient toutes les dents d’un côté, de façon que son mince visage ridé paraissait tordu, était toujours en mouvement, se glissait partout, tantôt dans l’appartement des servantes, tantôt dans la maison des prêtres, tantôt dans l’isba du starosta. On le chassait de partout ; mais lui ne faisait que plier les épaules, cligner ses yeux louches, et puis il riait d’un vilain rire, semblable au rincement d’une bouteille. J’avais toujours pensé que si Souvenir eût eu de l’argent, il serait devenu un très-méchant homme, immoral et cruel ; heureusement il était pauvre. On ne lui permettait de boire que les jours de fête, et on l’habillait convenablement par ordre