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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/68

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Ma mère n’aimait pas la fille aînée de Kharlof. Elle la trouvait fière. En effet, Anna Martinovna ne venait jamais chez nous présenter ses devoirs, et sa contenance devant ma mère restait froide et réservée, quoique ce fût grâce à ses bienfaits qu’elle avait été élevée en pension, qu’elle avait trouvé un mari, et que, le jour de son mariage, elle avait eu mille roubles de dot, ainsi qu’un châle de cachemire de couleur jaune, un peu usé à la vérité. C’était une femme de taille moyenne, maigrelette, vive et rapide dans tous ses mouvements, avec une épaisse chevelure brune et un agréable minois basané, où se dessinaient d’une façon étrange, mais charmante, des yeux longs et minces, d’un bleu clair ; elle avait le nez fin et droit, les lèvres fines aussi, et le menton pointu. Chacun, en la voyant, devait penser : « Tu as de l’esprit, toi, et tu es méchante ». Pourtant toute sa personne était attrayante ; les grains de beauté semés sur son visage ne faisaient que rendre plus vif le charme qu’elle exerçait. Debout, les mains cachées sous son fichu, elle me toisait à la dérobée. Un petit sourire malveillant errait sur ses lèvres, sur ses joues et jusque dans les longs cils de ses yeux. « Ô enfant gâté de seigneur ! » semblait dire ce sourire. Chaque fois qu’elle respirait, ses narines se dilataient légèrement. Malgré tout, je me disais que, si Anna Martinovna voulait de ses lèvres fines et minces me donner un baiser, j’aurais de bonheur sauté au plafond. Je savais qu’elle était très-sévère, très-exigeante, que les femmes et les filles des paysans la