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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/72

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avec désespoir. « Oh ! Seigneur Dieu, regardez, un brigand a fauché la moitié d’un quart d’arpent de notre avoine. Vivez donc après cela ! Les scélérats, les brigands !… Il y a pour un rouble et demi, pour deux roubles de dégât. » On entendait comme des sanglots dans les exclamations désespérées de Slotkine. Je donnai du talon à mon cheval, et le plantai là.

Les lamentations de Slotkine arrivaient encore à mon oreille quand, à l’un des détours du chemin, cette seconde fille de Kharlof, qui, au dire de sa sœur, avait été cueillir des bluets, s’offrit à ma rencontre. Une épaisse guirlande de ces fleurs lui entourait la tête. Nous nous saluâmes en silence. Evlampia n’était pas moins belle que sa sœur, mais dans un genre tout différent. De haute taille et fortement bâtie, tout en elle était grand, la tête, les membres, les mains, les dents, blanches comme de la neige, et surtout les yeux, qu’elle avait à fleur de tête, d’un bleu sombre et un peu chargés des paupières. Cette vierge monumentale était bien la fille de Kharlof. Sa tresse de cheveux blonds avait une telle longueur qu’elle était obligée de la rouler trois fois autour de son front. Elle avait une bouche charmante, d’une belle couleur purpurine et fraîche comme une rose. Quand elle parlait, sa lèvre supérieure se levait avec autant de naïveté que celle d’un enfant. Mais il y avait quelque chose de sauvage, presque de farouche dans le regard de ses yeux, qui se mouvaient lentement.