Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/86

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tour de lui ; toute cette procédure semblait l’amuser. Au fond, il ne s’intéressait qu’à la perspective d’un déjeuner arrosé d’eau-de-vie. En revanche, son voisin le procureur, personnage efflanqué, au visage maigre traversé par des favoris qui allaient du nez aux oreilles, semblait prendre une part sérieuse à la cérémonie qui se préparait ; ses yeux ne quittaient point le maître de la maison. Souvenir prit place à ses côtés, et se mit à lui parler à l’oreille, après m’avoir prévenu que c’était le premier franc-maçon de toute la province. Je m’assis près de Souvenir, Lisinski près de moi. Sur le visage du Polonais affairé se lisait le dépit que lui causait ce dérangement, cette inutile perte de temps. « Voilà bien les fantaisies des seigneurs russes ! » semblait-il dire : « Oh, ces Russes ! »

Quand nous eûmes tous pris place, Kharlof se redressa de toute sa hauteur, promena sur l’assistance un regard altier, poussa un soupir bruyant et commença ainsi :

« Je vous ai invités, messeigneurs, voici à quel propos. Je deviens vieux, les infirmités m’accablent, j’ai déjà reçu un avertissement, et l’heure de la mort, vous le savez tous, s’approche de nous comme un voleur dans la nuit… N’est-ce pas, mon père ? ajouta-t-il en s’adressant au prêtre.

— Certainement, répondit l’autre d’une voix enrouée et secouant sa barbe.

— En conséquence de quoi, continua Kharlof en