Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/105

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avait peu lu ; cependant il connaissait des livres philosophiques, et son cerveau était organisé de manière à extraire immédiatement le sens général de ses lectures. Il saisissait l’idée première d’un sujet, et se livrait ensuite à des développements lumineux et méthodiques qu’il présentait avec une profonde habileté, inventant des arguments au fur et à mesure des besoins de la cause. Pour parler en conscience, il faut dire que notre cercle se composait alors de très-jeunes gens peu instruits. La philosophie, l’art, la science, la vie même, n’étaient pour nous que des mots, des notions vagues. Elles évoquaient devant nous de nobles et belles figures, mais sans liens entre elles. Nous ne connaissions, nous ne pressentions même pas les rapports généraux de ces notions entrevues par nous, ni la loi commune du monde. Nous n’en discutions pourtant pas moins sur toutes choses, et nous nous efforcions de tout expliquer d’une façon définitive… En entendant Roudine, il nous sembla pour la première fois que nous avions saisi ce lien universel qui nous échappait, et que le rideau se levait enfin. J’avoue qu’il ne nous donnait qu’une science de seconde main : mais qu’importe ? un ordre régulier s’établissait dans toutes nos connaissances, tout ce qui était resté fragmentaire se combinait soudain, se coordonnait, surgissait devant nous comme un vaste édifice. La lumière était partout ; de tous côtés soufflait l’esprit. Il ne restait plus rien d’incompréhensible ni d’accidentel. Pour nous, la beauté, la nécessité intelligente apparaissait