Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/203

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que de fois j’ai ressenti la même impression pénible en retrouvant dans la bouche des autres mes propres idées et mes propres opinions ! Que de fois j’ai passé de l’impatience, de l’irritabilité même d’un enfant, à l’insensibilité stupide du cheval qui reste morne sous les coups sanglants de son brutal conducteur ! Que de fois j’ai espéré, puis haï ! Que de fois je me suis réjoui, puis humilié en vain ! Que de fois je me suis envolé au haut des airs comme un faucon pour retomber sur la terre, ridicule et rampant comme le limaçon dont on a brisé la coquille !… Où n’ai-je pas été ? par quels chemins n’ai-je point passé ? Et il y a des chemins qui sont sales, ajouta Roudine en se détournant un peu. Vous savez, continua-t-il…

— Attendez, interrompit Lejnieff, nous nous tutoyions autrefois… Reprenons notre ancienne manière, le veux-tu ?… Buvons à ta santé !

Roudine frissonna, se redressa, et de ses yeux jaillit une flamme fugitive qu’aucune parole ne saurait décrire.

— Buvons, dit-il. Merci à toi, frère ! buvons.

Lejnieff et Roudine burent chacun un verre de vin de Champagne.

— Tu le sais, reprit Roudine avec un sourire, en appuyant sur le tu, je porte en moi un ver rongeur qui me dévore et qui ne me laissera de repos qu’à l’heure dernière. Il me pousse à vouloir dominer mes semblables. Je commence d’abord par les soumettre à mon influence, et puis…