Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/217

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il ne peut se passer de phrases ! » Ce sont certainement les phrases qui m’ont perdu ; elles m’ont dévoré… Mais ce que je viens de dire n’est pas une phrase ; ce ne sont pas des phrases, frère, que ces cheveux blancs, ces rides ; ces coudes déchirés ne sont pas des phrases. Tu as toujours été sévère pour moi et tu as eu raison : mais à quoi bon la sévérité à cette heure, lorsque tout est fini, qu’il n’y a plus d’huile dans la lampe, que la lampe elle-même est brisée et que voilà déjà la mèche presque consumée ? Frère, la mort doit pourtant tout réconcilier.

Lejnieff fit un bond sur sa chaise.

— Roudine ! s’écria-t-il, pourquoi me parles-tu de la sorte ? En quoi ai-je mérité ces durs reproches ? Quel homme serais-je donc si le mot phrase pouvait me venir en tête à la vue de tes rides et de tes joues creuses ? Tu désires savoir ce que je pense de toi ? Volontiers ! Je pense : voici un homme… avec ses facultés, à quoi ne pouvait-il pas atteindre ? Quels avantages terrestres ne pouvait-il pas posséder, s’il avait su vouloir ? Pourtant il est aujourd’hui nu et sans asile !

— J’excite donc ta pitié ? dit soudainement Roudine.

— Non, tu te trompes : c’est de l’estime et de la sympathie que tu m’inspires ! Telle est la vérité. Qu’est-ce qui t’empêchait de passer toute une suite d’années chez ton ami le propriétaire ? J’en suis convaincu, il aurait assuré ton avenir si tu avais voulu