Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/220

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tenir fermement l’un à l’autre. Trinquons, frère, et chante-moi, comme dans le bon temps : Gaudeamus igitur !

Les amis trinquèrent et, d’une voix de fausset, d’une vraie voix russe, ils se mirent à chanter avec émotion cet ancien lied des étudiants allemands.

— Tu vas donc décidément à la campagne ? reprit encore Lejnieff. Je ne pense pas que tu y restes longtemps, et je ne puis m’imaginer avec qui, où et comment tu finiras ta vie… mais rappelle-toi, quoi qu’il t’arrive, que tu as toujours un refuge, un nid pour t’abriter : c’est ma maison, entends-tu, vieux camarade ? La pensée a aussi ses invalides : et ceux-là qui l’ont servie doivent également trouver un asile.

— Merci, frère, dit-il, merci ! Je n’oublierai jamais ton offre. Mais j’en suis indigne. J’ai gâté ma vie, je n’ai pas servi la pensée comme on le doit…

— Tais-toi, interrompit Lejnieff. Chacun reste comme l’a fait la Providence, et on ne peut exiger davantage ! Tu t’es appelé le Juif errant. Peut-être, après tout, le sort te condamnait-il à errer éternellement ; peut-être remplis-tu par là une destination supérieure et que tu ignores toi-même. La sagesse du peuple ne dit-elle pas que nous marchons tous où nous pousse la main de Dieu. Marche donc où cette main te conduit, continua Lejnieff en voyant que Roudine cherchait son chapeau. Ne veux-tu pas passer la nuit ici ?