Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/238

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silence, nous autres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’est pas à moi de critiquer les autres.

Grâce à un concours de circonstances insignifiantes, mais importantes pour moi, il m’arriva, il y a quelques années, de passer six mois dans la ville de district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur le flanc d’une montagne. Elle contenait environ huit cents habitants ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’y ressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée, par-ci par-là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes qui tenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour. Il y avait une place principale, d’une malpropreté incroyable, au centre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de trous sombres. Ces trous abritaient des gens à larges chapeaux qui faisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait une haute perche bigarrée près de laquelle on avait placé par ordre, sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre, autour de laquelle rôdait une poule appartenant au gouvernement. Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dès les premiers jours de mon séjour, j’y faillis devenir fou d’ennui. Je dois ajouter que, quoique je sois certainement un homme de trop, ce n’est pas que je l’aie voulu ainsi ; je suis malade moi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fui le bonheur, j’ai même essayé de l’atteindre en prenant à droite et à gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté de m’ennuyer