Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/244

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la lumière. Je me levais et je me couchais, je déjeunais, je fumais ma pipe autrement que par le passé. Je sautillais même en marchant, oui, vraiment, je sautillais, comme s’il m’était tout à coup poussé des ailes aux épaules. Je me rappelle que je n’eus pas un seul instant de doute au sujet du sentiment que m’inspira Élisabeth Cyrillovna. Je fus passionnément amoureux d’elle dès le premier jour, et je sus dès le premier jour que j’étais amoureux d’elle. Pendant trois semaines, je ne cessai de la voir. Ces trois semaines furent le temps le plus heureux de ma vie ; mais c’est un souvenir qui me pèse. Je ne puis penser à ces trois semaines sans songer involontairement à ce qui arriva ensuite, et sans qu’une amertume empoisonnée ne pénètre ce cœur qui allait s’attendrir.

Lorsqu’un homme heureux est complètement sain d’esprit et de cœur, on sait que son cerveau travaille peu. Un sentiment calme et serein, le sentiment de la satisfaction, s’empare de tout son être ; il en est envahi, la conscience de sa personnalité lui échappe. « Il nage dans la béatitude », disent les mauvais poètes ; mais lorsque ce « charme » s’évanouit enfin, l’homme éprouve quelquefois un certain dépit, presque un regret de s’être si peu observé au milieu de son bonheur, de n’avoir point appelé la réflexion et le souvenir à son aide pour prolonger et doubler ses jouissances, comme si « dans la béatitude » l’homme pouvait trouver qu’il valût la peine de réfléchir sur ses sentiments ! L’homme heureux est comme une mouche