Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/263

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instant très amer, s’il aime lui-même sans qu’on lui rende son amour. Je me rappellerai éternellement cette attention dévorante, cette gaieté pleine de caresse, cet oubli de soi-même, ce regard encore enfant et déjà féminin, ce sourire heureux, et pour ainsi dire à peine épanoui, qui ne quittait ni ses lèvres entr’ouvertes ni ses joues rougissantes… Tout ce que Lise avait vaguement pressenti au temps de notre promenade dans le bois s’accomplissait alors, et, s’abandonnant tout entière à l’amour, elle s’apaisait et devenait plus sereine à la fois, comme un vin nouveau qui cesse de fermenter, parce que son heure est venue…

J’avais eu la patience de passer cette soirée avec elle ; il en fut de même de toutes les soirées suivantes, – toutes, jusqu’à la dernière.

Lise et le prince s’attachaient tous les jours davantage l’un à l’autre. Je ne pouvais plus conserver le moindre espoir… Mais j’avais décidément perdu le sentiment de ma propre dignité, et je n’avais plus la force de me dérober au spectacle de mon propre malheur. Je me rappelle que j’essayai un jour de ne pas aller chez les Ojoguine ; je m’étais donné dès le matin ma parole d’honneur de rester à la maison, mais, à huit heures du soir (j’y allais ordinairement à sept heures), je m’étais jeté comme un fou à bas de mon siège, pour prendre mon chapeau et courir tout essoufflé dans le salon de Cyril Matvéitch. Ma position était des plus sottes ; je me taisais obstinément, je ne prononçais souvent pas un seul mot pendant