Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/267

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ni l’un ni l’autre le prince de poursuivre ses projets sur Lise ; mais Besmionkof ne les fuyait pas comme moi, il n’avait pas l’air d’un loup ou d’une victime et se rapprochait d’eux de bonne grâce quand ils le désiraient. Il faut dire qu’il ne montrait pas grande jovialité dans ces occasions, mais il y avait toujours eu quelque chose de contenu dans sa gaieté.

Deux semaines environ s’étaient écoulées de la sorte. Outre qu’il était beau et spirituel, le prince était musicien, chantait, dessinait assez bien et contait à ravir. Les anecdotes qu’il tirait des sphères élevées du monde de Pétersbourg faisaient sur ses auditeurs une impression d’autant plus forte qu’il avait l’air de n’y attacher aucune importance. Le résultat de cette simple habileté du prince fut qu’il charma décidément toute la société d’O… pendant le court séjour qu’il fit dans cette ville. Il est très facile à un brillant homme du monde d’ensorceler des provinciaux comme nous. Les fréquentes visites que le prince faisait aux Ojoguine (il y passait toutes ses soirées) excitaient naturellement la jalousie des autres propriétaires et employés ; mais le prince avait trop de savoir-vivre et d’intelligence pour négliger le moindre d’entre eux ; il allait chez les uns et les autres, adressait ne fût-ce qu’un seul mot aimable à tous les hommes et à toutes les femmes, se laissait offrir des mets bizarres et indigestes, buvait des vins frelatés à étiquettes pompeuses, et se montrait, en un mot, convenable, prudent et adroit. Le caractère du prince était habituellement