Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/279

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non, il vaut mieux que ce soit lui qui me tue ! » Je conviens qu’il m’était agréable de penser que moi, provincial obscur, j’avais forcé un personnage aussi important à se battre avec moi. Le matin me surprit dans ces réflexions, et peu après Koloberdaef parut.

– Eh bien ! me demanda-t-il en entrant bruyamment dans ma chambre à coucher, où est le témoin du prince ?

– Belle question que celle-là ! lui répondis-je avec dépit. Il est sept heures à peine. Le prince dort sans doute.

– Dans ce cas, faites-moi donner du thé, reprit l’infatigable capitaine. J’ai mal à la tête depuis hier au soir. Je ne me suis pas déshabillé. Du reste, il m’arrive rarement de me déshabiller, ajouta-t-il en bâillant.

On lui servit du thé. Il en but six verres avec du rhum, fuma quatre pipes, me raconta que la veille il avait acheté pour une bagatelle un cheval que tous les maquignons avaient refusé, qu’il allait le dresser lui-même en lui attachant la jambe de devant, et s’endormit tout habillé sur le divan, la pipe à la bouche. Je m’étais levé et m’étais mis à ranger mes papiers. J’avais trouvé un billet d’invitation de Lise, la seule lettre qu’elle ne m’eût jamais écrite, et je voulais la mettre sur ma poitrine ; mais un instant de réflexion me porta à la jeter dans ma boîte. Koloberdaef ronflait faiblement. Sa tête avait glissé sur le coussin de cuir… Je me rappelle que je contemplai longtemps ce visage insouciant, ébouriffé, bon et hardi. À dix heures, mon