Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/28

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À propos, lecteur, avez-vous jamais remarqué que tel homme extraordinairement distrait au milieu de ses inférieurs perd subitement cet air distrait une fois admis dans le cercle de ses supérieurs ? Pourquoi cela ? Mais qu’importe ? de semblables questions ne mènent jamais à rien.

Lorsque Konstantin Diomiditch eut appris par cœur sa fantaisie de Thalberg, et qu’il quitta sa petite chambre proprette pour descendre au salon, toute la société y était déjà rassemblée. La maîtresse de la maison s’était établie sur un large divan, les pieds repliés sous elle et tournant sous ses doigts une nouvelle brochure française. D’un côté de la fenêtre, la fille de Daria Michaëlowna était assise devant un métier de tapisserie, — de l’autre côté se tenait mademoiselle Boncourt, la gouvernante, vieille fille sèche, d’une soixantaine d’années, qui portait un tour de cheveux noirs sous un bonnet à rubans bigarrés, et avait de l’ouate dans les oreilles. Bassistoff lisait le journal dans un coin, près de la porte. Pétia et Vania, ses élèves, jouaient aux dames tout près de lui, et un certain africain Siméonowitch Pigassoff, petit monsieur grisonnant et ébouriffé, s’appuyait contre le poêle, les mains derrière le dos. Son teint était basané, ses yeux petits et vifs. — C’était un homme étrange que ce M. Pigassoff. Irrité de tout et contre tous, — surtout contre les femmes, — il faisait des sorties du matin au soir, quelquefois avec beaucoup d’à-propos, quelquefois d’une manière fort plate,