Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/294

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étonnement lorsqu’elle ne répondit que par un éclat de rire glacé à mon salut significatif ! Elle me dit d’un air négligent ; « Ah ! c’est vous ? » et se détourna aussitôt. Il est vrai que son rire me parut forcé, et que dans tous les cas il s’accordait mal avec son visage amaigri.

…Je ne m’étais certes pas attendu à une réception pareille… Je la contemplais avec surprise… Quelle altération dans toute sa personne ! Il n’y avait plus rien de commun entre cette femme et l’enfant des premiers jours. Elle avait pour ainsi dire grandi, sa taille s’était allongée ; tous les traits de sa figure, ses lèvres surtout, avaient pris des contours plus accusés… Le regard était plus profond, plus ferme et plus sombre. Les vieux Ojoguine me retinrent à dîner. Lise se levait, sortait de la chambre, revenait, répondait tranquillement à mes questions, et évitait à dessein de faire attention à moi. Je voyais qu’elle voulait me faire sentir que je n’étais pas même digne de sa colère, quoique j’eusse failli tuer l’homme qu’elle aimait. Je perdis enfin patience, une allusion empoisonnée s’échappa de mes lèvres… Elle tressaillit, me lança un regard rapide, se leva, et, s’approchant de la fenêtre, me dit d’une voix légèrement émue : « Vous pouvez penser tout ce qu’il vous plaira, mais sachez que j’aime cet homme, que je l’aimerai toujours, et que je ne le considère nullement comme coupable envers moi, au contraire… » Sa voix faiblit, elle s’arrêta, chercha à se vaincre, mais n’y réussit pas, et sortit de la chambre