Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/80

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ras, que d’autres peuvent se reposer, mais que vous… vous devez travailler et essayer de vous rendre utile. Qui donc le ferait, si ce n’est vous ?…

— Je vous remercie d’une si flatteuse opinion, interrompit Roudine. Être utile est facile à dire (il passa la main sur son visage) !… être utile ! répéta-t-il. Quand j’aurais la conviction de pouvoir être utile, quand même j’aurais foi dans mes propres forces, où trouver des âmes sincères et sympathiques ?

Et Roudine fit un geste si désespéré et baissa si tristement la tête que Natalie se demanda involontairement si c’était bien là l’homme qui la veille encore avait tenu ces discours enthousiastes et si pleins de confiance.

— Du reste, non, ajouta Roudine en secouant subitement sa crinière de lion ; c’est une folie et vous avez raison. Je vous remercie, Natalie Alexiewna, je vous remercie sincèrement (Natalie ne savait pourquoi il la remerciait). Votre seule parole m’a rappelé mon devoir, m’a montré ma voie… Oui, je dois être actif. Si j’ai des talents, je n’ai plus le droit de les enfouir. Je ne dois pas dépenser mes forces en stériles bavardages, en paroles.

Et ses paroles coulèrent comme de source. Il parla admirablement, chaleureusement, contre la lâcheté et la paresse, et sur la nécessité d’agir. Il s’accabla de reproches, se prouva à lui-même que discuter d’avance ce qu’on voulait faire était aussi pernicieux que piquer avec une épingle un fruit sur le point de mûrir.