Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/101

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Il aurait donné tout l’argent possible en ce moment pour qu’ils ne le vissent pas, et, en effet, il leur échappa. Le Créateur le délivra de ses compatriotes. Vorochilof expliquait à Bambaéf avec son ton de cadet satisfait les diverses « phases » de l’architecture gothique, et celui-ci se contentait de grogner approbativement : il était visible que Vorochilof l’accablait depuis longtemps avec ses phrases et que le brave enthousiaste commençait à être las. Pendant longtemps, Litvinof demeura aux aguets, le cou tendu, et se mordant les lèvres ; pendant longtemps retentirent les sons aigus et nasillards du discours archéologique ; enfin tout fit silence. Litvinof respira, sortit de sa retraite et continua sa marche.

Il rôda trois heures dans les montagnes. Tantôt il quittait le chemin et sautait d’un rocher à l’autre, en glissant quelquefois sur la mousse, tantôt il s’asseyait sur le pan d’une roche sous un chêne ou un hêtre et laissait errer ses pensées à l’incessant murmure d’un ruisseau caché par la fougère, au bruissement des feuilles, au chant sonore d’un merle. Un agréable assoupissement finissait par l’envahir, des bras caressants semblaient l’enlacer furtivement par derrière, il fermait involontairement les yeux, et les rouvrait en sursaut : l’or et le vert des bois frappaient mollement ses paupières, il souriait derechef et s’endormait à nouveau. Il eut envie de déjeuner et monta au vieux château, où pour quelques kreuzers on peut avoir un verre