Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/116

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sur un âne, coiffé d’un chapeau tyrolien, affublé d’une blouse bleue. Mais Litvinof se crut la cause de cette gaieté : le sang monta à ses joues, et ses lèvres se serrèrent, comme s’il venait d’avaler de la coloquinte.

— Quelles gens méprisables ! murmura-t-il, sans réfléchir que quelques instants passés dans cette société ne lui donnaient pas encore le droit de s’exprimer aussi sévèrement.

Et c’est dans ce monde qu’était tombée Irène ! elle y vivait, elle régnait ! c’est pour ce monde qu’elle avait sacrifié sa dignité, foulé les meilleurs sentiments de son cœur… Apparemment, il fallait qu’il en fût ainsi, elle ne méritait pas un meilleur destin ! Comme il se réjouissait qu’il ne fût pas venu en tête à Irène de l’interroger sur son intérieur, sur ses projets ! Il aurait été forcé de s’expliquer devant ces ennemis, en leur présence…

— Pour rien au monde ! jamais ! répétait-il, en aspirant l’air frais de la montagne.

Et c’est presque en courant qu’il regagnait Baden. Il pensait à sa fiancée, à sa bonne et douce Tatiana ; elle lui paraissait encore plus pure, candide et noble. Avec quelle ineffable jouissance il se rappelait ses traits, ses paroles, ses moindres habitudes !… avec quelle impatience il attendait son retour !

Une marche rapide calma ses nerfs. Rentré à la maison, il se mit devant une table, prit un livre, puis le laissa tomber et se mit à rêver… Que lui