Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/157

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rentrer dans la tranchée, dans le trou, et y continuer l’œuvre sourde de vos vieux pères.

Il y eut un moment de silence.

— Quant à moi, monsieur, reprit Potoughine, non seulement je suis persuadé que nous devons à la civilisation tout ce que nous possédons de sciences, d’industrie, de justice, mais encore j’affirme que le sentiment même du beau et de la poésie ne peut naître et se développer que sous l’influence de cette civilisation ; et que ce qu’on appelle œuvre nationale et spontanée n’est que niaiserie et absurdité. On distingue jusque dans Homère les germes d’une civilisation riche et raffinée ; l’amour même s’épure à son contact. Les slavophiles me pendraient volontiers pour une pareille hérésie, s’ils n’avaient pas un cœur si tendre ; mais je n’en démordrai pas, et madame Kokhanoski aura beau m’offrir ses idylles où la simple nature slave est tellement glorifiée, je ne respirerai pas ce triple extrait de moujik russe, parce que je n’appartiens pas à la haute société qui sent de temps en temps le besoin de se faire croire à elle-même qu’elle ne s’est pas complètement francisée, et pour l’usage exclusif de laquelle on compose cette littérature en cuir de Russie. Je le répète, sans civilisation, il n’y a pas de poésie. Voulez-vous vous rendre compte de l’idéal poétique du Russe primitif ? Ouvrez nos légendes. L’amour ne s’y manifeste jamais que comme la conséquence d’un charme, d’un sort. Il s’infiltre « par la liqueur de l’oubli » ; on en compare l’effet à une terre desséchée ou gla-