Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/194

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instant de vue ce phare sauveur, Litvinof concentrait toutes les forces de son esprit vers un seul objet : rejoindre sa fiancée ou plutôt arriver, non pas auprès de sa fiancée (il tâchait de ne pas y penser), mais dans l’hôtel de Heidelberg où il lui avait donné rendez-vous ; tel était son phare. Ce qui adviendrait ensuite, il l’ignorait et voulait l’ignorer ; il n’y avait qu’une chose indubitable, c’est qu’il ne reviendrait pas en arrière. « Mourir ensuite s’il le faut, » répéta-t-il pour la dixième fois en consultant sa montre. Il était six heures et un quart. Comme il y avait encore longtemps à attendre, il se remit à marcher de long en large. Le soleil baissait, le ciel s’empourprait derrière les arbres. Un reflet rouge pénétrait par d’étroites fenêtres dans la chambre, qui devenait de plus en plus obscure. Il sembla tout à coup à Litvinof que la porte s’était brusquement ouverte et s’était aussi brusquement refermée ; il tourna la tête et vit une femme enveloppée dans une mantille noire.

— Irène ! s’écria-t-il en joignant les mains.

Elle lui fit un signe de tête, et son front tomba sur la poitrine de Litvinof.

Une heure après cette apparition, Litvinof était assis seul sur son canapé. Sa malle était dans un coin, ouverte et vide ; au milieu d’objets en désordre, il y avait sur la table une lettre de Tatiana qu’il venait de recevoir. Elle lui mandait que la santé de sa tante s’étant complètement remise, elle s’était décidée à avancer son départ de Dresde, et que,