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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/238

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sur moi ; mais je ne vois pas d’autre issue. Réfléchis enfin que je suis obligé de rompre tous mes liens avec le passé, afin de ne pas passer pour un méprisable menteur aux yeux de cette jeune fille que je t’ai apportée en holocauste.

Irène se redressa tout à coup, et ses yeux s’enflammèrent.

— Excusez, Grégoire Mikhailovitch. Si je me décide, si je m’enfuis, je m’enfuirai avec un homme qui fera cela pour moi, et non pour ne pas baisser dans l’opinion d’une demoiselle flegmatique, qui n’a dans ses veines, au lieu de sang, que du lait coupé ! J’avoue que c’est pour la première fois qu’il m’est donné d’entendre que celui qui est l’objet de mon attention soit digne de pitié et joue un rôle pitoyable ! Je connais un rôle encore plus pitoyable, c’est celui de l’homme qui ne sait pas lui-même ce qui se passe dans son âme.

Litvinof se releva à son tour.

— Irène, voulut-il dire…

Mais elle porta la main à son front et, se jetant brusquement au cou de Litvinof, elle l’étreignit avec une force qui n’était pas celle d’une femme.

— Pardonne-moi, dit-elle d’une voix suffoquée, pardonne-moi, Grégoire. Tu vois comme je suis gâtée, mauvaise, jalouse, méchante ; tu vois comme j’ai besoin de ton secours, de ton indulgence. Oui, sauve-moi, tire-moi de ce gouffre avant que j’y sois complètement engloutie. Oui, fuyons, fuyons ces hommes et ce monde, allons dans quelque beau