Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/26

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Tout d’ailleurs marchait comme à l’ordinaire. L’orchestre du pavillon exécutait tantôt un pot-pourri de la Traviata, tantôt une valse de Strauss, ou Dites-lui, romance russe instrumentée par l’obséquieux maître de chapelle ; dans les salles de jeu, autour des tapis verts, se pressaient les mêmes figures avec cette même expression, stupide, rapace, consternée, presque féroce, cette mine de voleur que la fièvre du jeu imprime aux traits les plus aristocratiques ; vous eussiez retrouvé le même propriétaire de Tambof, obèse, habillé avec le plus élégant mauvais goût, inutilement et convulsivement agité (comme l’était feu son père quand il rossait ses paysans), les yeux hors de leur orbite, la moitié du corps sur la table sans faire attention aux froids sourires des croupiers, qui semait des louis d’or aux quatre coins de la table au moment où ceux-ci criaient : « Rien ne va plus ! » et se privait par là de toute possibilité de gain, quelle que fût sa chance, — ce qui ne l’empêchait pas le soir de répéter, avec la plus sympathique indignation, les propos du prince Coco, un des célèbres chefs de l’opposition aristocratique, de ce prince Coco qui, à Paris, dans le salon de la princesse Mathilde, en présence de l’empereur, avait dit si joliment : « Madame, le principe de la propriété est profondément ébranlé en Russie. » Autour de l’arbre russe s’étaient réunis comme d’habitude nos chers compatriotes des deux sexes ; ils s’approchaient avec dignité, avec nonchalance, s’abordaient avec un