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CHAPITRE XXV


Il m’est une fois arrivé d’entrer dans la cabane d’une paysanne qui venait de perdre un fils unique et tendrement chéri ; à ma grande surprise, je la trouvai tout à fait calme, presque gaie. « Ne vous étonnez pas, dit le mari, qui remarqua sans doute cette impression, elle est maintenant ossifiée. » Litvinof aussi était « ossifié ; » — un calme semblable à celui de cette paysanne l’envahit pendant les premières heures de son voyage. Complètement anéanti, désespéré, il respirait cependant ; il respirait, après toutes les alertes, tous les tourments de la dernière semaine, après tous les coups qui étaient venus, l’un après l’autre, fondre sur sa tête. Ces coups l’avaient d’autant plus ébranlé qu’il était peu fait pour de pareils orages. Il ne comptait plus absolument sur rien, cherchait à ne plus se souvenir de rien ; il allait en Russie, il fallait bien aller quelque part ! mais il n’était plus capable de former le moindre projet. Il ne se reconnaissait pas ; il ne se rendait pas compte de ses actions ; il avait perdu son individualité ; elle lui était devenue indifférente. Il lui semblait parfois qu’il conduisait