Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/287

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

profites ? Grâces en soient rendues à Dieu ! Et où vas-tu ainsi ? Ah ! je n’y songeais plus… Tu te souviens de Bade ? Voilà une vie ! À propos, tu te souviens bien de Bindasof ? Figure-toi qu’il est mort ! Il a pris un emploi dans les fermes d’eau-de-vie, s’est querellé dans un cabaret et a eu la tête fendue avec une queue de billard. Oui, les temps sont devenus bien difficiles ! Mais je dirai toujours : la Russie, il n’y a que la Russie ! Regardez cette paire d’oies : il n’y en a pas de pareilles dans toute l’Europe. Ce sont de vraies oies d’Arzamas.

Et après avoir payé ce dernier tribut à son inextirpable besoin de s’enthousiasmer, Bambaéf courut à la maison de poste, où son nom était encore prononcé avec toutes sortes d’imprécations.

Au déclin de cette même journée, Litvinof s’approchait de la campagne de Tatiana. La maisonnette où vivait celle qui fut sa fiancée était située sur un coteau, au-dessus d’une petite rivière, au milieu d’un jardin fraîchement planté. Cette maisonnette était toute neuve, à peine achevée ; on la voyait de loin dominant la rivière et les champs. Litvinof la découvrit à une distance de deux verstes. Dès le dernier relais, il fut saisi d’un trouble intérieur qui ne faisait qu’augmenter. « Comment serai-je accueilli ? pensait-il ; comment vais-je me présenter ? » Pour se distraire, il entama la conversation avec le postillon, paysan déjà mûr, à barbe grise, qui lui avait cependant compté trente verstes, tandis qu’il n’y en avait pas même