Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/66

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tous les autres : nationalités, gloire — ne sentent que le sang.

— Et la Russie, Sozonthe Ivanovitch, votre patrie, l’aimez-vous ?

— Je l’aime passionnément… et la déteste.

Litvinof haussa les épaules.

— Vieillerie, Sozonthe Ivanovitch, banalité !

— Eh bien, le grand malheur ! il n’y a pas là de quoi vous effrayer. Une banalité ! je connais une quantité de banalités excellentes. « Ordre et liberté, » voilà une immortelle banalité. Lui préféreriez-vous par hasard, comme chez nous : « Hiérarchie et désordre ? » Et puis, est-ce que toutes ces phrases qui enivrent tant de jeunes cervelles : la méprisable bourgeoisie, la souveraineté du peuple, le droit au travail, ne sont pas également des banalités ? Quant à ce qui est de l’amour inséparable de la haine…

— Byronisme, s’écria Litvinof, romantisme de 1830 !

— Vous vous trompez : le premier qui a signalé ce mélange de contingents est Catulle, le poète romain Catulle, qui florissait il y a 2000 ans[1]. Je le lui ai emprunté, car je sais un peu de latin, par suite, si je puis m’exprimer ainsi, de mon origine cléricale. Oui, j’adore et j’abhorre ma Russie, mon étrange, grande, abominable et chère patrie. Je

  1. Odi et amo. Quare id faciam, fortasse requiris.
    Nescio : Sed fieri sentis et excrucior.

    Catull, lxxxvi.