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j de sa vie il ne lui était arrivé de poser les doigts sur un forte piano quelconque.

~ Joué, joué, • répétait opiniâtrément le maître de la ’maison.

Le malheureux au désespoir frappa sur les touches à tout hasard, sauf qu’il réglait sa mesure sur les airs du üfre de son régiment, qu’il chantonnait en balançant la tête à droite et à gauche. Lui-même il racontait plus tard, en assez bon russe et fort gaiement, toutes ces circonstances. « J’ai bien cru alors, disait-il, que mon sauveur me ferait saisir par deux laquais et jeter hors de la cour ; aussi, tout en faisant, mon sabbat, surveillais-je tous ses mouvements.... Mais à mon extrême surprise, après deux minutes de doute, le bârine vint me frapper familièrement l’épaule en me disant ; - Tré bienn, tré bienn, jé vois qué vous savé ; vous allé dormé, dormé, dormé. »

Au bout de quinze jours Lejeune fut gracieusement cédé par son patron à un gentilhomme opulent et civilisé ; il lui plut tant par son caractère doux et jovial, qu’il le maria à une jeune personne qu’il.avait élevée. Lejeune ayant rapidement appris °à lire, à écrire et à parler passablement le russe, entra au service, et servit si honorablement qu’il conquit la noblesse personnelle, puis la noblesse héréditaire, un peu de protection aidant ; et comme il était devenu père d’une · fille, il devint dans la suite beau-père de Lobysanief, gentilhomme du gouvernement d’orel, ex-dragon, versificateur enragé. Lejeune finit, à la sollicitation de son gendre, par venir vivre dans nos contrées.

Tel est ce Lejeune, ou, comme on le nomme maintenant partout, ce Frantz Ivanovitch qui venait d’entrer chez Ovcianikof, avec qui il était lié de très-bonne amitié. Mais il y a bien grande apparence que mon lecteur est fatigué de me voir assis depuis si longtemps chez l’odnovoretz Ovcianikof ; aussi me hàté-je, quoique un peu tard, je le crains, de mettre un point ; et le voici. L