Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/15

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ne lui impriment au dehors les fatigues du travail journalier, l’esprit de la profession et les habitudes vicieuses u caractère. Mais ce rayonnement est d’autant plus imprévu et puissant d’effet que la matière reprend aussitôt dessus, et que l’inspiration sublime vient s’éteindre dans orgie brutale, au milieu de tous les contrastes et des harmonies extérieures que la nature apporte à ce magique tableau.

Arrêtons ici ces réflexions qui ont le tort d’anticiper sur les impressions du lecteur ; mais l’idée qu’il en recevra ne sera pas inutile si elle le décide à les éprouver par lui-même. C’est le voyage le plus agréable qu’on puisse faire aussi bien dans le domaine de l’imagination et du cœur humain qu’à la recherche des mœurs et des singularités de Russie. En s’engageant dans ce pays, objet de tant de contestations diverses, et où l’on ne saurait avoir un guide plus sûr et plus sympathique avec nos croyances et nos sentiments de prédilection[1], on pensera comme nous que, s’il était vrai que cet état dût disparaître dans le cataclysme dont le menacent les prédictions de certains publicistes expéditifs et sommaires, ce livre ferait sentir l’étendue d’une catastrophe toujours à déplorer quand il s’agit d’une portion importante de l’humanité. Mais alors, et on comprend que nous admettions cette hypothèse qu’a cause de son invraisem-

  1. L’auteur de ce livre, observateur exact s’il en fut, dans le tableau si complet qu’il trace des sentiments de son pays et où il n’en omet aucun, ne trouve à signaler d’autres vestiges des antipathies nationales soulevées par la fameuse invasion de 1812, que l’aventure d’un tambour français qui doit à un péril passager l’avantage de devenir un seigneur et de passer dans le corps de la noblesse russe, et la leçon burlesque d’histoire qu’un grand-père donne à son petit-fils, dans laquelle le ridicule qu’il lerche à déverser sur Napoléon retombe en plein sur le personnage et fait ressortir sa sottise. On sait que nulle part les souvenirs de la première époque impériale ne sont plus admirés qu’en Russie, où tout est calqué sur ce modèle depuis les moindres détails de l’armée et de l’administration jusqu’aux manières du souverain et de la cour.