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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 145

seau. Il vous semble que les arbres, au lieu de s’élever de la terre, sont eux-mêmes les racines d’immenses plantes maritimes qui poussent et tombent droit dans ces vagues cristallines ; les feuilles, sur les arbres, tantôt se font diaphanes comme des émeraudes, tantôt deviennent opaques en prenant une teinte vert et or ; quelque part, loin, bien loin, terminant un mince rameau, se tient une~ feuille isolée, immobile sur un coin azuré du ciel, et tout à côté d’elle il en est une autre qui s’agite, simulant par ses mouvements le jeu de la queue du poisson, comme sice jeu était l’eli’et, non de l’air, mais de la volonté et de la joie d’un être vivant. Semblables aux îles flottantes de la fécrie, des nuages blancs plus ou moins circulaires, voguent doucement, se succèdent et passent.... · et voilà que tout à coup toute cette mer, cet éther radieux, ces branches et ces feuilles incandescentes, tout à la fois s’agite, e frémit d’un éclat qui fuit ; voilà qu’il s’élève un chuchotement frais, vif et vague, semblable aux clapotements conti- j nus de la houle ou du flux qui envahit la grève. Vous vous p gardez de bouger ; ce spectacle est trop doux, trop sain au ’ icœur pour qu’on s’en prive si tôt. Cet azur si profond, si pur que vous contemplez, amène sur vos lèvres un sourire z de sérénité et d’innocence. Ainsi que les brillants nuages qui dominent l’atmosphère, et en quelque sorte avec eux, vous voyez dans le passé se dérouler comme une lente et belle théorie vos plus chers souvenirs de bonheur, et toujours il vous semble que votre regard s’étend de-plus en plus loin et vous entraîne après lui dans ces abîmes tranquilles et lumi~ neux où l’on se complaît, où l’on voudrait demeurer.... Bàrine ! hé ! bàrine ! » dit tot1t-à4coup Kaciane de sa -voix sonore.

Je me soulevai avec surprise ; cet homme, jusqu’à ce moment, avait répondu à peine à mes questions, et maintenant c’est lui qui parle, qui m’apostrophe.

Quoi ? lui dis-je.

— Pourquoi as-tu tué un oiseau ? dit-il en me regardant fixement. · ·

— Comment, pourquoi ? Le râle de genêts est un gibier ; cela se mange. · ·ms’i