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D’UN SEIGNEUR RUSSE. H7

•i Dis-moi, de grâce, Kaciane, lui dis-je en regardant bien en face cette figure un peu animée par l’émotion, de quoi trafiques-tu ? ·

Son regard se trouble légèrement à cette question, et il prit son temps pour y répondre.

Je vis, dit-il enfin, comme Dieu l’ordonne, et quant à ce qui est d’un trafic.... non, je ne fais aucun trafic. Je suis très-sot, et cela depuis l’enfance ; je travaille si je le peux ; vous voyez, je n’ai pas l’air d’un abatteur d’ouvrage ; je n’ai pas de taille, pas de santé ; mes bras sont de sots bras. Eh bien ! au printemps, j’attrape des rossignols. — Tu attrapes des rossignols ? Comment accordes-tu cela avec ce que tu disais tout à l’heure, qu’on ne doit toucher · à aucun hôte libre des bois, des prés, des montagnes ? — C’est tuer qu’il ne faut point ; la mort prend elle-même ce qui lui revient. Voyez le charpentier Martyne ; il a vécu, I cet homme, il a vécu peu, et il est mort ; la femme, à force de regretter son homme et de se tourmenter pour leurs enfants, mourra elle-même. Il n’est donné ni à l’homme ni à ln bête de ruser avec la mort ; la mort ne recule pas et on nese recule pas d’elle ; mais il ne faut pas lui aider, se mettre odieusement à son service.... Je prends des rossignols, mais Dieu me préserve d’en tuer un seul ! je ne les prends pas pour les tuer, je ne suis pas un bourreau ; je les prends pour le plaisir de l’homme, pour qu’il se complaise au chant de l’oiseau, pour qu’il aime les oiseaux.

— Tu vas les prendre à Koursk’, sans doute ? — Je vais à Koursk, et quelquefois plus loin, selon l’occasion. Je passe la nuit dans les marais, à la lisière des bocages, toujours seul, ou bien dans la campagne, mais dans un endroit couvert ; ici les bécasses sifflotent, là les fièvres criaillent, plus loin les canards cancanent.... Le soir je remarque, le matin j’écoute, avant l’aurore je tends mes gluaux. Un rossignol chante plaintivement ; son chant est bien doux, mais douloureux....

— Et tu vends œs petits captifs ?

1. Il s été déjà question des rossignols de Koursk, où ilo abondent