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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/18

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MÉMOIRES

contrer un arbre. Les chaumines sont côte à côte et se soutiennent l’une par l’autre, toutes’également couvertes de paille moisie. Un village kalougien, au contraire, est communément situé à la lisière d’un bois ou d’un bocage ; les chaumières se tiennent espacées et droites, elles ont des toits de planches ; les portes ferment hermétiquement ; la palissade ne plie pas de vétusté, elle ne tombe pas çà et là en débris vermoulus, ouvrant ses brèches à tout porc de passage. Pour le chasseur, c’est le gouvernement de Kalouga qui est le bon. Dans le gouvernement d’Orel, les derniers bois, les dernières landes buissonneuses auront disparu d’ici à cinq ans ; de marécages, on n’en a déjà plus mémoire ; tandis que dans le gouvernement de Kalouga, il n’est pas rare de trouver des clairières ayant plusieurs centaines de kilomètres d’étendue, des marais qui en comptent plusieurs dizaines de surface ; on y rencontre encore le noble coq de bruyère, la grive bonasse, et l’agile perdrix, qui, par son vol brusque et saccadé, égaye et étonne à la fois chien et chasseur.

Comme je parcourais, en qualité de chasseur, une partie intéressante du district de Jizdrinsk, je rencontrai dans la campagne un gentillàtre campagnard Kalougien avec qui je liai conversation ; je ne fus pas longtemps sans savoir qu’il s’appelait Poloutykine et avait la passion de la chasse, d’où je conclus a l’instant que ce devait être un excellent homme. J’avouerai pourtant qu’il n’était pas sans quelques petites faiblesses ; par exemple, il avait la manie de faire demander la main de toutes les riches demoiselles à marier de la province, et notez qu’après s’être vu fermer le cœeur de la fille et la maison du père, il racontait expansivement sa déconvenue à ses amis et connaissances, sans discontinuer d’envoyer aux parents des filles refusées des paniers de pêches vertes et autres fruits peu fondants de son jardin ; ajoutons-qu’il aimait plus que de’raison à répéter les quatre ou cinq anecdotes dont se composait tout son répertoire de grande gaieté, qu’il n’avait pas l’art de rendre communicative ; il louait avec extase les œuvres de je ne sais plus quel auteur profondément inconnu ; il bégayait, appelait son