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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/194

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1 78 IEIHJIRES ’

parait ma chambre du bureau, était adossé un divan massif couvert d’un cuir émérite ; de l’un et de l’autre côté de l’unique fenêtre de cette chambre, était une chaise aussi tendue de cuir et à très-haut dossier ; la fenêtre donnait sur la rue. Aux murs couverts d’un papier à dessins roses sur un fond vert, étaient appendus trois é110rmes tableaux à l’huile. L’un représentait un chien couchant avec un collier bleu de ciel et cette inscription : Voici ma joie. Aux pieds du chien coulait une rivière, et plus loin, sur l’autre rive, se tenait assis un brave fièvre, qui eût été d’une grandeur incroyable selon les lois vulgaires de la perspective dont l’·artiste avait fait bonne t justice. Le tableau suivant représentait deux vieillards en train de manger un melon d’eau ; au deuxième ou troisième plan s’élevait un portique grec sous le fronton duquel on lisait la dédicace : c’était le temple de l’Abondance. Le sujet du troisième tableau était une femme peinte en raccourci, remarquable par une prodigieuse masse de tire-bouchons d’un côté de la tête, par des genoux rouges et surtout par de bons gros pieds, ce qui, comme on sait, est aux yeux du Russe un des premiers agréments du sexe. On eut l’attention d’introduire mon chien ; lui, sans tarder d’une minute, se glissa par des efforts surnaturels sous le divan de cuir, où apparemment il y avait beaucoup de poussière, car il éternua pendant une grande demi-heure presque sans discontinuer. Je regardai dans la rue. Là, un long ais de planches s’étendait obliquement du comptoir à la maison domaniale ; c’était certes•une précaution fort naturelle : car, des deux côtés de cette planche de salut, notre bonne terre végétale, détrempée par les pluies, formait une boue tant soit peu effrayante, même pour des campagnards. Autour de l’habita- ’ tion seigneuriale, qui tournait le dos à la rue, il se passait ce qui se passe ordinairement autour des maisons de seigneurs : j les filles de service, en robes de mousseline fanées, allaient ’ et venaient en tous sens ; les hommes se lançaient à travers les flaques, puis s’arrêtaient tout à coup dans une impasse, et, sous l’effort de la réüexion, se grattaient longtemps la. nuque sur place. Le cheval d’un dizainier, attaché à un’pi- ! Iier, jouait paresseusement de la queue, et élevant les